AMBROISE CROIZAT : le père de la protection sociale
Construite envers et contre le Capital dans un pays ruiné par la guerre, la Sécurité sociale est probablement le service public qui a le plus changé la vie des Français au siècle dernier.
En 1938 en France, il y a sept millions de salariés. Cinq millions d’entre eux n’ont aucune protection sociale. Les deux millions restants ont de vagues assurances sociales. Celles-ci sont nées en 1930 et s’apparentent plutôt à de l’aumône. Certains ont aussi de vagues mutuelles mais elles sont épuisées à la moindre épidémie de grippe. La majorité des gens ne se soignent pas et attendent la mort. C’est l’insécurité totale du lendemain. Cinq millions de salariés n’ont pas de retraite non plus. La seule retraite à l’époque, c’est le cimetière.
En 1945 en France, le taux de mortalité infantile est de 100 pour 1 000. Neuf ans après seulement l’institution de la Sécu, on passe à 30 pour 1 000. De 1915 à aujourd’hui, on a gagné près de trente années d’espérance de vie. On le doit essentiellement à la Sécu qui a apporté à tous la possibilité de se soigner et qui a mis à la disposition de tous les grands succès médicaux.
Après la guerre, le Conseil national de la résistance (CNR), un groupe de 18 jeunes résistants mené par Jean Moulin avant sa mort, a décidé d’en finir avec cette insécurité du lendemain. C’est l’idée de cotiser selon ses moyens et recevoir selon ses besoins. C’est le sens d’ailleurs de la première intervention d’Ambroise Croizat, ministre communiste de la Libération, à l’Assemblée nationale en 1945 : « Désormais, nous mettrons fin à l’insécurité du lendemain, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin, nous ferons de la retraite non plus l’antichambre de la mort mais une étape de la vie et nous ferons de la vie autre chose qu’une charge et un calvaire. » Du programme rédigé par le CNR naît la fameuse ordonnance du 4 octobre 1945 qui institue la Sécurité sociale.
Ambroise Croizat est un fils d’ouvrier, un fils de manœuvre, qui naît le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon, en Savoie. Ouvrier depuis ses 13 ans, Ambroise va devenir un syndicaliste important de la CGT [Confédération générale du travail, NDLR]. Il adhérera au Parti communiste en 1920. En 1936, il est secrétaire de la fédération nationale CGT des métaux et il devient alors député de Paris. C’est le Front populaire. Dans les batailles menées à l’époque, c’est lui, avec d’autres, qui imposera les 40 heures, les congés payés, les conventions collectives.
Suite au pacte germano-soviétique d’août 1939, le PCF est dissous et ses militants incarcérés, dont les 36 députés communistes de l’Assemblée nationale. Croizat est ainsi arrêté et sera déporté au bagne d’Alger par Pétain. Il est libéré en 1943, après le débarquement anglo-américain sur les côtes algériennes et marocaines, et il rejoint le général de Gaulle dont le gouvernement provisoire est alors à Alger. Il fera ainsi partie de la commission consultative du premier gouvernement provisoire de la France, qui est en lien avec le CNR fondé la même année. Croizat est nommé président de la commission Travail par de Gaulle et il est chargé de préparer clandestinement la mise en œuvre du programme social du CNR.
En 1945, à la Libération, et suite au succès du Parti communiste aux élections législatives, il est nommé ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Il laissera un héritage social considérable : les retraites, les comités d’entreprise, la médecine du travail, le triplement du montant des allocations familiales, le doublement du congé maternité, la prévention dans l’entreprise, la reconnaissance des maladies professionnelles, et la mise en place de tous les statuts sociaux (de la fonction publique, des mineurs, d’électricien-gazier, etc.) avec Marcel Paul.
Mais là ne s’arrête pas l’héritage de celui que l’on appelle déjà le « Ministre des travailleurs ». Il laisse à l’agenda du siècle ses plus belles conquêtes : la généralisation des retraites, un système de prestations familiales unique au monde, les comités d’entreprise, la formation professionnelle, la médecine du travail, le statut des mineurs, des électriciens et gaziers, la prévention dans l’entreprise et la reconnaissance des maladies professionnelles, de multiples ajouts de dignité au Code du Travail, la caisse d’intempérie du bâtiment, la loi sur les heures supplémentaires …etc.
En 1950, alors que la maladie le ronge, ses derniers mots à l’Assemblée nationale sont encore pour la Sécurité sociale : « Jamais nous ne tolérerons que soit mis en péril un seul des avantages de la Sécurité sociale. Nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès ». Un cri pour que la Sécurité sociale ne soit pas une coquille vide livrée au privé, mais reste ce qu’il a toujours voulu qu’elle soit : un lieu de solidarité, un rempart contre le rejet, la souffrance et l’exclusion. Il meurt très jeune, en 1951. Il a 50 ans. L'hommage qui lui est rendu est énorme : un million de personnes suivent le cortège dans les rues de Paris.
On imagine la rupture qu’apportât la Sécurité sociale en amenant simplement de la dignité. La Sécu, au final, ce n’est rien d’autre que le droit de vivre. (Christian Tramoy, Secrétaire de Section)